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"Le temps suspendu" : regard des auteurs en résidence sur la crise sanitaire

Publié le 09 avril 2020

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Les trois auteurs en résidence à la Villa Marguerite Yourcenar au mois de mars ont dû écourter leur séjour suite au déclenchement de la crise sanitaire. Ils nous partagent leur ressenti sur leur départ anticipé à travers trois textes.

Akli Tadjer

"On en entendait parler à la télé, à la radio, de ce machin qui venait de loin, de par-delà les océans. On n'y prêtait attention, comme ça, à la légère. Ce machin, c'était pour les autres. Combien même, ce machin franchirait les frontières du Sud, il en faudrait du temps avant qu'il passe la Loire. Combien même, ce machin franchirait La Loire, il en faudrait du temps avant qu'il grimpe, tout là-haut, au Mont-Noir.

Dans la villa de Marguerite Yourcenar, je me sentais invulnérable. Je me sentais si fort que je n'écoutais plus les informations pour oublier le machin. Je partais sur le coup de midi, faire ma promenade, heureux et ivre de l'histoire que j'écrivais un peu plus chaque matin. Un jour, alors que j'arrivais à Saint-Jans Cappel, j'ai vu une femme avec un masque blanc en forme de canard sur le visage. Puis à Bailleul, alors on m'a fait remarquer que je ne respectais pas la bonne distance de prévention.

Puis on a fermé les librairies. Puis j'ai fait ma valise. Puis c'est le cœur lourd que j'ai dit adieu à Marguerite. Et depuis, devant ma petite fenêtre qui donne sur une cour où le soleil ne s'aventure jamais, je rêve des plaines de Flandres, du Mont-Noir, de Marguerite, au temps où le machin était loin, très loin, au-delà de tous les océans".

Jérôme Leroy 

"Il y a certainement une infinité de manières de quitter la Villa Yourcenar.

J'en ai expérimenté quelques unes. En avril 2009 : une étonnante sensation de repos et un dernier coup d'œil sur le tapis de jonquilles qui avait explosé silencieusement dans la nuit. En octobre de la même année : une certaine mélancolie en pensant qu'on ne reviendra plus vivre là alors que rien n'est plus beau que les arrière-saisons, particulièrement dans les Flandres, quand le soleil reste chaud à midi.

Oui, une infinité.

Mais pas celle-là.

Pas celle que j'ai connue avec mes deux co-résidents alors que j'étais tout à la joie, onze an plus tard, d'un retour. Un retour à la Villa, un retour sur moi, un retour sur le temps.

Bien entendu, ces deux premières semaines de mars 2020, il était déjà question du virus. Je pensais un peu égoïstement que j'étais plutôt bien à la Villa, comme les personnages de Boccace dans le Decameron qui se réfugient eux aussi à l'écart de la cité, dans une villa sur une colline pour (se) raconter des histoires, loin de l'épidémie.

Mais il y a eu ce départ à la hâte, "à l'épouvante" comme disent si justement les Canadiens français. Un départ comme dans un de ces romans pré-apocalyptiques que j'ai peut-être pris trop de plaisir à écrire...

Alors, il faudra revenir, revenir pour conjurer.

A bientôt."

Boris Bergmann

"Je me souviens des premières heures à la villa Yourcenar : cette envie primaire, presque primitive, de sortir, m'échapper et me perdre dans cette forêt, devenue le temps d'un mois, ma voisine, une présence alliée, non pas effrayante, même au milieu de la nuit quand une chouette vient à ma fenêtre hurler, mais à toute heure, rassurante. L'impression d'être à ma place dans cette terre où, on le croirait, tout pousse. Se perdre sur les petites routes, les chemins boueux, revenir pour écrire, voir le ciel faire volte face toutes les minutes, passer de la pluie à l'arc en ciel comme s'il changeait de robe et d'avis. Un promontoire, cette villa, un secret bien gardé, une vigie de phare : être hors d'atteinte, retiré, et pourtant lié à toutes choses, à des racines, à des branches, aux nids et aux nuages.

Quant au départ précipité qui m'a arraché de mon calme, je n'y pense même pas, je ne veux plus y penser : je sais, avec certitude, que je vais y revenir. Qu'il y aura toujours une petite place, dans l'interstice, à la Villa Yourcenar, pour accueillir celui qui en elle veut écrire."